La croissance, pour quoi faire?

– L’impasse occidentale
Fernand Schwarz

Article publié dans la revue Nouvelle Acropole N° 136, jan-fev 1994. (France)

Dans son livre, publié chez Fixot, Le piège, Jimmy Goldsmith fait une analyse saisissante de l’impasse dans laquelle s’est engagé l’Occident en misant sur une croissance quantitative. De la lecture de cet ouvrage, nous retirons les éléments présentés ci-dessous.

Nos sociétés contemporaines vivent sous le règne de la quantité et ne mesurent leur réussite que par leur croissance économique. Or, malgré leur indéniable succès quantitatif, ces sociétés connaissent des troubles profonds : elles ne sont pas heureuses. On est contraint d’en conclure qu’elles se sont trompées dans leurs critères d’appréciation et que les objectifs d’ordre matériel ne sont pas suffisants au bonheur d’une société et engendrent inévitablement une instabilité non maîtrisable.

Toutes les sociétés humaines ont besoin d’un engagement qui va au-delà, sans quoi elles perdent de vue l’essentiel et les individus tombent dans la robotisation ou le mal de vivre. Le bien-être matériel ne peut être qu’un moyen au service de quelque chose de supérieur : l’homme ne vit pas que de pain.

Jimmy Goldsmith met en évidence la nécessité de réintégrer la dimension du sacré dans le quotidien, en tant que fonction qui nous permet de sortir de nous-mêmes et de nous relier à autrui, à la nature et à Dieu.

Les objectifs d’une société matérialiste ne peuvent être motivés que par des besoins à court terme. Il en résulte un certain nombre de règles de fonctionnement propres au monde moderne et qui sont source de problèmes :

  1. Quand les choses vont mal, plutôt que régler le problème, on accommode les symptômes. Pour éviter d’avoir à signaler les dysfonctionnements, on modifie les critères et, pour qu’il ait l’apparence de l’ordre, on apprête le désordre. On préfère les règles de la bureaucratie aux lois de la démocratie

  2. On mesure sans comprendre. L’équilibre des comptes est une telle obsession qu’on ne prête pas attention au coût indirect des mesures prises. Ainsi, l’argent est-il celui, facile et improductif, de la spéculation ou est-il issu d’une production, véritablement créatrice de richesses ?

En conséquence, on cesse de comprendre que, malgré une apparente santé, pays ou régions se vident de leurs richesses humaines, naturelles, économiques. On ne mesure pas ce qu’il faudrait mesurer : qualité de la vie, de l’éducation, de l’environnement, potentiel pour l’avenir, etc. On ne mesure pas le chômage engendré, car, plutôt qu’en créer, la croissance en vient à supprimer des emplois.

D’où tout cela vient-il ? de ce qu’on n’accorde de prix qu’aux résultats immédiats. On élimine les perspectives du moyen et long terme et la hauteur qui permet un projet mobilisateur. Tel est le coût de la recherche de satisfaction de besoins à court terme.

Ces règles de fonctionnement entraînent un certain nombre de conséquences. 1. L’apparence prend de plus en plus d’importance. Les objectifs et les perspectives sont de plus en plus éphémères. La machine s’emballe et on cesse de maîtriser une réalité sur laquelle on a plus prise. Par peur de susciter la panique, on renonce à éduquer pour se limiter à informer (et encore !)

3. Pour pallier au sentiment d’impuissance, on se met en quête de substituts au réel – ce qui explique l’engouement pour les médias et la télévision. Le contact avec la réalité se fait de plus en plus difficile.

  4. Face à la confusion, on fait un choix extrêmement sélectif auquel on s’accroche et dont on fait son tout. « Tant que j’ai du travail… », pense celui qui est encore dans le système. « Je n’ai plus rien à en attendre…, » pense celui qui est hors système. Ainsi, la société se fragmente-t-elle en mondes parallèles, étanches et sans communication. « Auparavant, la société se construisait sur une échelle de la réussite sociale, avec des gens en bas et des gens en haut. Nous sommes, maintenant, dans un processus d’une toute autre nature, puisque nous avons des gens qui sont dedans et d’autres dehors » (Hervé Mecheri, Le Figaro, 18 janvier 1994)

Nous arrivons au terme d’une époque qu’on pourrait nommer, en suivant Alain Minc, le nouveau Moyen Age, conséquence de l’instabilité engendrée par le dysfonctionnement de la Modernité. Celle-ci s’est fondée sur les notions de rupture et de crise, sources d’une énergie qui, maîtrisée, permet le progrès, chaque époque nouvelle étant supérieure à la précédente. La rupture, quant à elle, repose sur le refus de l’ordre ancien et la recherche permanente de nouveauté. Ce refus de la permanence et la recherche exclusive de la nouveauté à tout prix sont à l’origine du déracinement et de la déstructuration qui ont sapé la société moderne. Limiter au seul progrès et à la seule nouveauté les moteurs d’amélioration de la société constitue en effet une réduction aux conséquences ruineuses : ces facteurs, en eux-mêmes nécessaires et bénéfiques, en viennent à n’être plus qu’une idéologie. Rappelons que la caractéristique de l’idéologie est de prétendre expliquer le monde en fonction d’une seule idée. A la longue, la réduction à un seul paramètre – aussi bon soit-il – et l’évacuation des autres sont source de stérilité.

On se rend compte qu’on a changé d’époque puisqu’aujourd’hui, plutôt que promouvoir le progrès, les responsables politiques ou autres sont contraints de se limiter à contrôler au moins mal le dérapage, dans un monde devenu insaisissable et imprévisible.

« Selon leurs propres critères, les sociétés occidentales ont réussi au-delà de leurs rêves », constate Jimmy Goldsmith (1). En cinquante ans, en effet, l’Amérique a multiplié par quatre, l’Angleterre par trois, le PNB (produit national brut). « Il n’en reste pas moins, continue J. Goldsmith, qu’elles (les sociétés occidentales) vivent un profond malaise. »

L’essor de nos sociétés industrielles est lié à la notion de croissance apparue avec celle de progrès, il y a quelques siècles. J. Goldsmith a le courage de poser la question : la croissance, pourquoi faire ? « Je conteste l’idée selon laquelle la croissance économique puisse être la voie principale par laquelle se mesure le succès d’une nation. » La richesse, en effet, n’empêche en rien les problèmes de violence, de drogue, etc. Et nous avons engendré un monde dans lequel la richesse, paradoxalement, génère non du travail mais le chômage.

La culture moderne laisse croire que tout problème est réductible à une analyse chiffrée. Goldsmith montre que le PNB, s’il mesure l’activité brute d’un pays qui s’exprime à travers un échange monétaire, ne mesure ni le succès ni la satisfaction des gens. Il ne prend en compte ni le taux de criminalité, ni le taux de suicide, ni celui de la consommation de drogue, ni l’effondrement que connaît la famille. Et surtout il ignore leur coût, matériel et moral, pour la société. On peut chiffrer le nombre de morts par criminalité, on ne peut chiffrer la douleur qui en résulte, comme on ne peut chiffrer l’affaiblissement de la volonté, les difficultés relationnelles croissantes. L’incidence de l’état moral se constate dans le travail, la capacité à affronter le risque, la créativité, l’implication. De cela, le PNB ne dit rien.

Un exemple donné par Goldsmith dans son livre a frappé les médias qui l’ont abondamment repris : « au royaume du Bhoutan,dans les Himalayas, on décèle l’influence bouddhiste. Le roi du Bouthan a déclaré qu’il était plus intéressé par la croissance du ‘contentement national brut’ de son peuple que par celle de son produit national brut. »

« Jusqu’à quel point la croisssance de notre PNB… a-t-elle été le résultat du départ des femmes de leur foyer et des paysans de leur terre ? » Quel est le prix du déracinement, combien coûte-t-il à moyen terme ? « La croissance est utile si elle sert la communauté en consolidant sa stabilité et en augmentant le contentement de ceux qui en font partie ». Elle est un outil, pas un objectif.

Goldsmith propose en effet d’aller plus loin que la simple analyse de la croissance pour sortir l’Occident de l’unique finalité du bien-être matériel. Il propose de s’interroger sur l’impact à moyen terme des décisions, prises pour obtenir la croissance, sur la stabilité de la société. Il attire l’attention sur les dangers de la croissance démographique, la déstabilisation des populations liée au déracinement et l’effondrement de l’ordre précédent, qui engendre migrations et destruction de l’environnement.

Au XIXe siècle déjà, la révolution industrielle a engendré le déracinement, le déplacement de couches rurales vers la ville, au prix d’une destruction du tissu des cohérences sociales. Les traditions, les repères ancestraux se sont perdus et ont été remplacés par des repères réducteurs basés sur des valeurs de consommation ou de petits rêves bourgeois. Tout cela, pensait-on, serait compensé par les richesses que la ville allait produire, grâce à ses industries, et à l’éducation dont elle ferait bénéficier ses habitants.

En Europe, aujourd’hui, les paysans s’installent dans les villes saturées, les grandes cités soumises à la violence. Et le territoire rural tombe en friche. La modernité évolue vers de grandes cités-Etats reliées entre elles par TGV, à grande vitesse, à travers un pays devenu désert, qui apparaîtra comme menaçant et engendrera la peur : une fédération de villes où de plus en plus de mesures de sécurité seront nécessaires. Un nouveau Moyen Age !

Au niveau international, les pays riches subventionnent les pays pauvres pour sédentariser les populations autour des grandes agglomérations qui ne produisent aucune richesse. L’exode rural est encouragé, on a convaincu les gens d’abandonner leurs terres car les prix s’effondrent. Les pays se vident et restent en friche. Pour exploiter les vraies richesses, on fait appel à des compagnies étrangères qui en font une exploitation industrielle. Les subventions, au lieu de créer des emplois, ont engendré la corruption.

Ce type de mesures crée des forces centrifuges qui sont en train de morceler le monde.

Les coûts indirects des mesures prises ne sont pas pris en compte. Ainsi l’agriculture intensive, théoriquement faite pour libérer l’homme, entraîne des mutations essentielles et irréversibles : déstabilisation de la société rurale ; désertification des campagnes ; développement des concentrations urbaines où règne une atmosphère de jungle ; déracinement croissant des individus ; perte de repères et du sens ; recherche croissante de l’assistanat liée à la perte d’autonomie et du sens des responsabilités ; éclatement des familles ; augmentation des divorces et du suicide des jeunes ; disparition des traditions culturelle ; perte de la mémoire collective et du réflexe de solidarité ; extrême fragilisation du tissu social et perte de la combativité.

Tout cela se manifeste par un esprit de plus en plus réducteur et, par voie de conséquence, une vision toujours plus à court terme. Les populations deviennent de plus en plus manipulables par des vendeurs de paradis démagogiques. Tout cela n’est pas sans rappeler ce que disait Platon dans la République à propos des difficultés de la démocratie : les hommes politiques, pour se faire élire, sont contraints de faire de plus en plus de promesses qu’ils ne peuvent tenir. Pour garder le pouvoir, ils sont peu à peu obligés de corrompre une partie de leurs partisans jusqu’au moment où s’installe la tyrannie.

Si la croissance économique s’est faite au détriment de la stabilité sociale, on se rend compte également aujourd’hui que, contrairement à ce qu’on avait imaginé, elle s’est aussi faite au détriment même de la création d’emplois.

La croissance, source de chômage

Il faut avoir le courage de repenser entièrement les raisons pour lesquelles on a encouragé le libre échange à l’échelle mondiale. Cela est particulièrement « difficile car le concept du libre échange au niveau planétaire est devenu un principe sacré de la théorie économique, une sorte dogme moral. »

La théorie du libre échange repose sur deux concepts : la spécialisation internationale et la loi des avantages comparatifs, fruits d’une très forte rationalisation de la production et des échanges au niveau mondial. L’idée essentielle est que chaque nation se spécialise dans les activités où elle excelle. Le libre échange lui permet de vendre à d’autres nations les produits de sa spécialisation et d’acheter ceux qu’elle ne produit plus. Ce processus est sensé susciter un accroissement des échanges et, par suite des demandes, une augmentation de la production et de la productivité.

Si les échanges ne se font pas entre pays de niveau socio-économique équivalent, cela peut devenir tragique, comme c’est le cas actuellement, car il est maintenant possible de transférer technologie et capitaux de façon quasi instantanée. C’est ainsi qu’on transfère des savoir-faire, engendrés dans certains pays, dans d’autres où la main d’oeuvre est meilleur marché. On crée ainsi du chômage dans le pays d’origine et la croissance s’y fait au détriment de l’égalité sociale. De moins en moins d’emplois engendrent de vraies richesses : les deux tiers sont constitués par des services, pour un tiers seulement dans l’industrie et l’agriculture. Les conséquences sont la destruction du tissu productif, la perte de souveraineté et d’autonomie.

La spécialisation facilite la concentration et favorise le gigantisme. Les nouvelles formes de production permettent de se consacrer à des activités qui emploient peu de main d’oeuvre, seule possibilité pour les pays riches d’obtenir un avantage comparatif. Mais cela implique des entreprises de plus en plus grandes, la mort des PME et la création d’un chômage chronique. C’est ainsi que, dans les années 80, les grandes entreprises ont connu une forte croissance économique et une réduction drastique de la main d’oeuvre. Les pays développés exportent des produits qui ne réclament que peu de main d’oeuvre et importent des produits qui en exigent beaucoup.

En termes strictement financiers, l’équilibre existe mais la conséquence en est l’installation d’un chômage chronique chez nous avec toutes ses conséquences sociales. Dans la mesure où les pays continuent à fabriquer des produits contenant une faible main d’oeuvre, la production étant assurée au maximum par des machines, les marges obtenues bénéficient largement à l’entreprise, à savoir les actionnaires. Mais les richesses engendrées, concentrées entre les mains d’une minorité, ne servent ni à financer des salaires ni à créer des emplois. Quantitativement plus importantes, ces richesses, qui n’engendrent pas de travail, ne sont pas réparties parmi la population.

Par contre, les produits que nous importons contiennent un fort taux de main d’oeuvre et, en les achetant, nous favorisons l’essor du marché du travail et la dynamique sociale des pays tiers. Tous ayant en effet du travail, la confiance dans l’avenir s’installe : on peut alors faire des projets. Chez nous, où les entreprises sont capables de gagner beaucoup d’argent, le succès quantitatif n’est pas capable d’engendrer l’espoir collectif, parce que cette accumulation de richesses se fait au détriment d’une partie grandissante de la population qui se trouve marginalisée. En France, six millions de gens, chômeurs, Rmistes, etc., sont, d’une manière ou d’une autre, hors du circuit productif. « Si la souffrance entrait dans les comptes de la nation, les technocrates réaliseraient leurs erreurs de calcul », déclarait Pierre Bourdieu dans un interview accordé à l’Express en mars 1993.

Dans les pays développés, le nouveau Moyen Age ne s’installe pas par l’ébranlement du pouvoir politique central, contrairement à ce qui se passe dans les pays de l’Est. Il obéit à des causes internes aux sociétés industrielles et à leur propre régime de croyances : idôlatrer la quantité, conséquence du matérialisme technologique de nos sociétés qui ont donné une importance démesurée à la quantité et en sont venus à mesurer sans comprendre. C’est une erreur métaphysique qui a voulu qu’on n’accorde aucune valeur à ce qui n’était pas mesurable. Nous arrivons au bout des conséquences des choix positivistes, linéaires et purement quantitatifs, qui ont été mis en place aux XVIIIe et XIXe siècle. Il s’agit là d’une erreur conceptuelle dans les choix qui ont été faits à l’époque où on pensait que la machine allait sauver l’homme ; que ce dernier n’avait rien d’autre à faire que de travailler, se mettre, par l’intermédiaire de la science, au service de la machine, pour que les hommes puissent vivre heureux et la société devenir meilleure.

La pression démographique et l’instabilité mondiale amplifient les conséquences. La convergence de ces différents éléments, l’enchaînement et l’accélération historique, font que cinq ans ont suffi pour se mette en place un scénario durable d’instabilité et de désordre.

Quand les choses vont mal, plutôt que de régler les problèmes, on en accommode les symptômes. On change les critères d’appréciation pour éviter d’avoir à signaler les dysfonctionnements, on accommode le désordre pour qu’il ait une apparence d’ordre. On maquille les statistiques, on refait les lois en fonction des situations. Mais on ne fait rien pour inverser la vapeur. Cela est devenu une règle de fonctionnement. Incapable de transformer l’environnement, on glisse vers un fatalisme impuissant.

La raison essentielle en est que, devant la nécessité de faire du social, tous ont fait un peu de socialisme, même les pays à économie capitaliste. Au lieu de se manifester par des mesures efficaces, cela a engendré le corporatisme, lié à des monopoles. On en est arrivé à des ensembles gigantesques rationalisés, étouffants, à des monstres. Le socialisme mort, le gigantisme et le corporatisme sont devenus un but en soi.

La croissance, source d’impuissance

Goldsmith dénonce le triangle corporatiste qui est le triangle du pouvoir : l’Etat, le grand patronat et le grand syndicalisme. « Les syndicats ne peuvent prospérer que lorsque leurs adhérents travaillent pour de grosses entreprises… Le patronat, de son côté, apprécie ce triangle de pouvoir. Il lui permet de régler avec les syndicats les normes de travail et de salaires applicables à travers des secteurs entiers de l’économie et ainsi de réduire l’intensité de la concurrence » – surtout avec les PME – … »L’Etat, pour sa part, se trouve conforté par une structure qui donne l’impression de l’ordre. Les choses sont ‘tenues’. L’Etat se trouve face à deux grands interlocuteurs plutôt qu’à une multitude d’entreprise de différentes tailles. » (p. 143-144)

La conséquence de ce pouvoir triangulaire est bien vu par Goldsmith : « Lorsque le pouvoir est contrôlé par le triangle corporatiste, tout est fait pour que l’Education nationale produise des gens pouvant servir un tel système. Ainsi le jeune cadre dynamique est mieux considéré que le patron d’une petite entreprise. L’ouvrier technique est plus estimé que l’artisan. Les futurs fonctionnaires, quant à eux, constituent l’élite, car ce sont eux qui vont servir le roi, car c’est l’Etat qui a repris les pouvoirs de la monarchie absolue. » (p. 145)

Par ailleurs le corporatisme pour fonctionner a besoin de spécialistes ayant des compétences techniques plutôt que de gens ayant une vision globale, prêts à prendre des risques. Cela constitue un appauvrissement grave car le développement d’un pays dépend d’abord de gens ayant une compétence générale et globale.

Le système du triangle corporatiste « répond parfaitement au système bureaucratique. » (p. 144) La Modernité est en effet également caractérisée par une très puissante bureaucratie, tant publique que privée, un système d’administration centrale souffrant d’une très lourde inertie et qui convertit l’individu en chiffres, et ses besoins et ses problèmes en pourcentages. « L’objectif de toute bureaucratie étant d’agrandir son champ d’action, d’accroître sa taille et de se perpétuer » (p. 144), le nombre d’intermédiaires augmente ainsi que le nombre de procédures. En conséquence, le nombre de gens réellement productif diminue, tandis qu’augmente le coût indirect : l’insatisfaction des gens, source de moindre implication, etc.

Des mastodontes comme L’ONU, ou ceux qui se sont créés à Bruxelles, ont prouvé leur terrible lourdeur et leur impuissance : les Nations Unies ont englouti des budgets impressionnants, augmenté le nombre de soldats sans réussir à empêcher le règne du plus fort. Mandatés et non élus par les peuples qu’ils représentent, Monstres anonymes, ils ne répondent devant personne et échappent à tout contrôle. Ils constituent, non pas une instance démocratique mais une oligarchie technocratique.

Nos structures, de plus en plus rigides, sont de moins en moins capables de la souplesse indispensable pour s’adapter à la réalité changeante d’un monde en période incertaine.

Pour sortir de l’impasse

Cesser de mesurer sans comprendre, comme le fait la Modernité, et apprendre à mesurer pour comprendre, ne veut pas dire évacuer les critères économiques quantitatifs mais introduire des repères qui permettent de mesurer ce qui n’est pas comptabilisable. L’éthique, dont relève cette prise en compte de l’invisible, ne peut se dissocier de l’activité sociale et économique d’un pays. Ce que nous vivons actuellement en est la preuve par l’absurde. Notre situation est la preuve qu’une société sans éthique court à sa perte. Si nous n’acceptons pas de finalité qui dépasse nos besoins matériels, nous nous condamnons à vivre dans le chaos d’une société pervertie et corrompue. Les valeurs spirituelles, bien qu’on ne puisse les quantifier, agissent sur les individus et le corps social avec autant de force structurante que n’importe quel élément matériel. Aussi mythes, rites, courtoisie, honneur, parole donnée…, sont-ils des armes d’une puissance exceptionnelle pour garantir l’équilibre, l’harmonie et la cohérence d’une société et de ses membres.

Là encore, on ne peut s’empêcher de penser à la distinction qu’établissait Platon entre société et Etat. La société n’est que l’association entre des personnes ayant les mêmes besoins matériels qui s’organisent pour mieux y subvenir. Cependant, il n’est pas suffisant de relier les hommes entre eux à partir des simples besoins matériels : ceux-ci une fois satisfaits, le danger est le retour à l’individualisme, à la jalousie et à l’exploitation de l’homme par l’homme. Une société humaine se fonde autour d’un idéal, c’est-à-dire d’une vision du monde et des hommes qui inclut des dimensions autres que celle de la réalité. Pour Platon, l’idéal le plus accessible, le plus partagé et le plus susceptible de fonder une cohésion est celui de la justice. Il a donné à cette union des hommes autour d’un idéal commun de justice le nom d’Etat – ce que nous appellerions civilisation. Il suggère que le gouvernement soit à la charge d’hommes et de femmes qui n’aient pas comme besoin moteur les biens matériels mais la quête de la sagesse et de la vérité, c’est-à-dire la philosophie.

Eduquer les gens – les élever au au sens fort – leur donner les moyens de trouver en eux-mêmes et de faire émerger ce qui leur permettra de de se transformer et de sortir du chaos et du désespoir, telle est la solution, plutôt que normaliser l’information dans le monde par peur de créer la panique et par faux égalitarisme. La formation technique, pour satisfaire aux besoins économiques, ne dispense pas de l’éducation éthique qui donne la priorité au savoir-vivre et au savoir-penser sur le savoir-faire.

Pourquoi sommes-nous confrontés à tant de crises potentielles ? se demande Goldsmith. Certains croient que nos problèmes peuvent être résolus en accomplissant mieux, d’une façon plus efficace, ce que nous avons fait jusqu’ici…. A ceux-là, je réponds : interrogez-vous. Comment se peut-il que, près de deux siècles après la naissance de la révolution industrielle, le nombre de personnes vivant dans la misère, matérielle et sociale, tant dans les pays industrialisés que dans le tiers monde, se soit accru de manière exponentielle ? en 1800, on comptait environ 7 millions de personnes dans les taudis urbains. Aujourd’hui, ce chiffre s’élève à quelque 575 millions. Ne faites pas l’erreur de croire que cette évolution soit le simple reflet de l’évolution de la population mondiale » (qui ne s’est pas multipliée par 80). (p.157-158) Comment est-il possible qu’en dépit d’innovations technologiques sans précédent, durant la plus importante période de croissance économique de l’histoire de l’humanité, la misère ait progressé de telle façon ?

La réponse de Goldsmith est totalement inattendue. Comme nous l’avions suggéré dans notre ouvrage, Traditions et voies de la connaissance (2), qui insistait sur la nécessité de s’interroger sur les bases métaphysique qui sont à l’origine du comportement de l’homme moderne, la réponse, explique J. Goldsmith, est dans la spiritualité de l’homme occidental, « dans sa croyance que l’homme – et l’homme seul – personnifie Dieu sur Terre ; qu’il jouit, en ce monde, d’un statut à part » qui lui donne des privilèges » (plutôt que des devoirs) « par rapport à toutes les autres formes de vie ; et que la nature a été créée être à sa disposition. » (p. 159)

J. Goldsmith met là le point sur les i. Il nous confronte à la rupture métaphysique entre nos systèmes de valeurs occidentales, héritées de nos traditions monothéistes de type exclusiviste et paradoxalement anthropocentristes, et les systèmes de croyances des sociétés non occidentales Pour ces dernières, le problème de l’homme occidental vient de ce qu’il a rompu le lien de solidarité et d’harmonie entre la Nature et l’homme. Il s’est ainsi autorisé à « croire que la nature est là pour être soumise à sa volonté et à l’agressivité de ses instincts. »

Le fait d’avoir non seulement séparé la science de la spiritualité, mais d’avoir, par le rationalisme et le matérialisme, substitué la science à la spiritualité, est à l’origine de l’idée qu’à travers la science, nous pouvions nous servir de la nature. Nous avons ainsi évité de nous poser des questions sur ce que nous étions en train de faire de notre propre planète. Absence d’interrogation dont nous commençons à payer les conséquences. La suprématie technologique de l’Occident rationaliste l’a induit à penser qu’il avait une supériorité spirituelle sur les autres peuples et leurs croyances.

Le monothéisme spirituel est devenu un « monothéisme culturel » et l’impérialisme culturel tente d’imposer, comme seul valable, à travers le monde, un unique modèle culturel. Comme si la justice et l’harmonie pouvaient être synonymes de table rase et d’homogénéisation. Jamais la spiritualité n’a pu être emprisonné dans des moules. Ses manifestations, comme l’a montré Eliade, sont multiples.

 « La science, la technologie et l’industrie ne sont que des outils, et, comme tout autre instrument, elles ne doivent pas évoluer indépendamment des traditions et des besoins de la société. »

(p.167)

Nous ferons nôtre la conclusion de J. Goldsmith : « Les nations modernes doivent cesser de croire qu’elles sont moralement supérieures parce que leur technologie est plus ‘avancée’. Et la semence de tout progrès, c’est que les religions comprennent la nécessaire union entre l’homme et la nature. »

Fernand SCHWARZ

Directeur de Nouvelle Acropole en France