Repenser la notion de progrès
Pour le Prix Nobel d’économie (1998), le changement climatique affecte le développement des plus démunis.
Bien avant que la crise économique ne fasse redécouvrir les vertus de la régulation aux gouvernements des grandes puissances mondiales, l’Indien Amartya Sen, Prix Nobel d’économie en 1998, faisait partie des quelques économistes à défendre le rôle de l’Etat contre la vague libérale. Ses travaux ont démontré que les famines étaient créées par l’absence de démocratie plus que par le manque de nourriture. On lui doit l’invention, avec Mahbub Ul Haq, en 1990, de l’indice de développement humain (IDH), qui intègre, en plus du niveau de revenu par habitant, les questions de santé et d’éducation.
C’est à ce titre que M. Sen, âgé de 75 ans et professeur à Harvard (Etats-Unis), a été invité par Nicolas Sarkozy à participer à la Commission sur la mesure de la performance économique et du progrès social, qui doit proposer avant fin juillet de nouveaux indicateurs économiques, sociaux et environnementaux destinés à compléter le produit intérieur brut (PIB). Des indicateurs qui ne sont que des instruments au service du débat public, pour l’économiste dont le prochain livre, The Idea of Justice, doit être publié en France cet automne.
La crise économique est-elle l’occasion de revoir notre modèle de croissance ?
C’est certainement une opportunité de le faire, et j’espère en tout cas qu’on ne reviendra pas au « business as usual » une fois le séisme passé. La crise est le produit des mauvaises politiques économiques, particulièrement aux Etats-Unis. Les outils de régulation ont été démolis un par un par l’administration Reagan jusqu’à celle de George Bush. Or le succès de l’économie libérale a toujours dépendu, certes, du dynamisme du marché lui-même, mais aussi de mécanismes de régulation et de contrôle, pour éviter que la spéculation et la recherche de profits conduisent à prendre trop de risques.
Est-ce seulement une question de régulation, ou faut-il repenser plus largement les notions de progrès et de bonheur ?
Oui, il faut les repenser. Mais le bonheur et la régulation sont des questions liées. Penser au bonheur des gens, mais aussi à leur liberté, à leur capacité à vivre comme des êtres doués de raison, capables de prendre des décisions, cela revient à se demander comment la société doit être organisée. Si vous pensez que le marché n’a pas besoin de contrôle, que les gens feront automatiquement les bons choix, alors vous ne vous posez même pas ce genre de question. Si vous êtes préoccupés par la liberté et le bonheur, vous essayez d’organiser l’économie de telle sorte que ces choses soient possibles. Quelles régulations voulons-nous ? Jusqu’à quel point ? Voilà les questions importantes dont nous devons discuter collectivement.
Faut-il pour cela développer d’autres outils de mesure que le PIB, qui fait débat ?
C’est absolument nécessaire. Le PIB est très limité. Utilisé seul, c’est un désastre. Les indicateurs de production ou de consommation de marchandises ne disent pas grand-chose de la liberté et du bien-être, qui dépendent de l’organisation de la société, de la distribution des revenus. Cela dit, aucun chiffre simple ne peut suffire. Nous aurons besoin de plusieurs indicateurs, parmi lesquels un PIB redéfini aura son rôle à jouer.
Les indicateurs reflètent l’espérance de vie, l’éducation, la pauvreté, mais l’essentiel n’est pas de les mesurer, c’est de reconnaître que ni l’économie de marché ni la société ne sont des processus autorégulés. Nous avons besoin de l’intervention raisonnée de l’être humain. C’est ce pourquoi la démocratie est faite. Pour discuter du monde que nous voulons, y compris en termes de régulation, de système de santé, d’éducation, d’assurance chômage… Le rôle des indicateurs est d’aider à porter ces débats dans l’arène publique, ce sont des outils pour la décision démocratique.
L’indice de développement humain (IDH) peut-il être un de ces indicateurs ?
L’IDH a été au départ conçu pour les pays en développement. Il permet de comparer la Chine, l’Inde, Cuba… Il donne aussi des résultats intéressants avec les Etats-Unis, principalement parce que le pays n’a pas d’assurance santé universelle et est marqué par de fortes inégalités. Mais nous avons besoin d’autres types d’indicateurs pour l’Europe et l’Amérique du Nord, sachant que ce ne seront jamais des indicateurs parfaits.
Quand vous avez construit l’IDH, la crise environnementale n’était pas perçue dans toute sa gravité. Modifie-t-elle votre vision de la lutte contre la pauvreté ?
Le déclin de l’environnement affecte nos vies. De façon immédiate, dans notre quotidien, mais il affecte aussi les possibilités du développement à plus long terme. L’impact du changement climatique est plus fort sur les populations les plus pauvres. Prenez l’exemple de la pollution urbaine : ceux qui souffrent le plus sont ceux qui vivent dans la rue. La plupart des indicateurs de pauvreté ou de qualité de la vie sont sensibles à l’état de l’environnement. Voilà pourquoi il est important que les questions de pauvreté, d’inégalités soient prises en compte dans les négociations climatiques internationales.
Comment faire ?
Il faut que les pays les plus pauvres soient représentés dans les instances de négociation. L’élargissement du G8 à vingt pays marque un vrai progrès. Les points de vue de la Chine, de l’Inde, de l’Afrique du Sud et de quelques autres pays émergents sont maintenant pris en compte. Mais il n’est pas suffisant de donner la parole à ceux qui ont le mieux réussi. Ils ne portent pas les préoccupations des plus pauvres. L’Afrique reste trop négligée. Le rôle de l’Assemblée générale des Nations unies doit être renforcé. C’est le seul lieu où, quel que soit son poids économique, un pays peut s’exprimer à égalité avec les autres.
Vos travaux sur la résolution des famines grâce à la démocratie s’appliquent-ils à la crise alimentaire actuelle ?
La démocratie permet d’éviter les famines, car c’est un phénomène contre lequel il est assez facile de mobiliser l’opinion. A partir du moment où l’Inde a eu un gouvernement démocratique, en 1947, elle n’a plus connu de famine. En revanche, la démocratie ne suffit pas à enrayer la malnutrition, qui est un phénomène plus complexe. Il faut un engagement très fort des partis politiques et des médias pour attirer l’attention sur ces questions et créer un débat public.
Etes-vous inquiet de voir les surfaces destinées aux agrocarburants s’accroître au détriment des cultures alimentaires ?
Oui, je suis inquiet de voir combien il peut être plus rentable d’utiliser la production agricole pour fabriquer de l’éthanol que pour nourrir des gens. La crise alimentaire ne s’explique pas de façon malthusienne – ce n’est pas un problème en soi de nourrir 6 milliards ou 9 milliards de personnes. Les raisons de la pénurie sont plus complexes. Je pense notamment à la compétition entre les différents usages de la terre, mais aussi à l’évolution du régime alimentaire en Inde et en Chine, où la demande de nourriture par habitant s’accroît.
Vous dénoncez une approche coercitive des politiques démographiques. Pourquoi ?
Il y a deux façons de voir l’humanité : comme une population inerte, qui se contente de produire et de consommer pour satisfaire des besoins ; ou comme un ensemble d’individus doués de la capacité de raisonner, d’une liberté d’action, de valeurs. Les malthusiens appartiennent à la première catégorie : ils pensent par exemple que pour résoudre les problèmes de surpopulation, il suffit de limiter le nombre d’enfants par famille. Plusieurs pays ont essayé et ils n’ont pas eu beaucoup de succès.
Le cas de la Chine est plus complexe qu’il n’y paraît : on accorde selon moi trop de crédit à la politique de l’enfant unique, alors que les programmes en faveur de l’éducation des femmes, l’accès à l’emploi ont certainement fait autant pour la maîtrise de la croissance démographique. Et n’oublions pas que, pour Malthus, à la fin du XVIIIe siècle, un milliard d’humains sur Terre, c’était déjà trop !
Propos recueillis par Grégoire Allix et Laurence Caramel
Source:
LE MONDE | 08.06.09