L’économie solidaire, une économie philosophique ?
Florence Guillot
[quote]Économie solidaire, développement durable, commerce équitable, SEL, autant d’acceptions nouvelles qui jalonnent désormais les pages de toutes les rédactions. Une illusion de plus à l’heure de la mondialisation ou un changement véritable, réellement porteur des valeurs qu’il prétend défendre ? En quoi la philosophie peut-elle nous éclairer sur le scepticisme qui accom-pagne souvent les innovations ? Le terme d’économie solidaire a commencé à poindre lorsque, touché par l’extrême pauvreté de cer-taines populations, un petit nombre de nos con-citoyens a cherché les moyens de redonner, avant tout, de la dignité. Un des fondements qui caractérise ces nouvelles initiatives est, en effet, le refus de l’assistanat qui avilit l’être humain. Rappelons que deux apôtres de la solidarité en France se sont toujours insurgés contre ces formes dévoyées de l’aide qu’est l’assistanat, et ont favorisé les premières initiatives écono-miques et solidaires : l’Abbé Pierre avec les chif-fonniers et aujourd’hui tout le réseau Emmaüs insertion (1) et le père Joseph Wresinsky, fondateur d’ATD Quart monde (2), farouche défenseur d’une éducation des plus démunis pour une prise en charge autonome.[/quote]
Trouver une alternative à la dégradation morale qui a accompagné le développement technologique
Un fait avéré de la fin du XXe siècle est que, malgré les aides strictement financières faites à travers le monde, la pauvreté et l’exclusion n’ont pas diminué.
Un fait avéré de la fin du XXe siècle est que, malgré les aides strictement financières faites à travers le monde, la pauvreté et l’exclusion n’ont pas diminué.
Nous avons progressivement pris conscience qu’il n’y avait pas obligatoirement un lien direct entre la distribution des richesses, les dons, l’assistance publique… et la capacité de l’homme à s’assumer.
Le problème ne venait pas tant du développement technologique que d’un mécanisme qui, peu à peu, a poussé l’homme à chercher des biens matériels et le pouvoir économique comme seule source de bon-heur, lui faisant perdre son plus simple bon sens mais aussi son sens moral.
Les formes politiques actuelles étroites, vieillies ne peuvent donc pas continuer à exister en «rafraî-chissant» uniquement les principes d’antan, apportant leur obole aux plus nécessiteux.
Dans ce contexte, il est devenu urgent de repenser profondément et totalement les principes qui nous gouvernent. En ce sens, ces nouvelles initiatives solidaires sont valables dans la mesure où elles invi-tent non à lutter contre, mais où elles semblent avant tout inspirer un développement constructif et humaniste, encourageant chacun à être acteur de son destin, au-delà de toute notion de rentabilité im-médiate.
Mettre en oeuvre les moyens adéquats de se réaliser pleinement
C’est le sens des mots du fondateur de la Banque Gramen, Muhamma Yunus (3)
«On affirme parfois que les microcrédits ne contribuent pas, ou très peu, au développement écono-mique des pays concernés. Mais que signifie « développement économique » ? S’agit-il du revenu par habitant ? De la consommation par habitant ? Cette approche ne veut pas dire grand-chose. C’est l’amélioration de la qualité de vie des plus pauvres qui est, ou devrait être, l’essence du développe-ment. Et cette qualité de vie ne peut se réduire à l’éventail des biens de consommation offerts à l’un ou à l’autre. Elle doit, pour chacun, inclure les moyens adéquats de se réaliser pleinement.»
Par la possibilité de se créer son propre emploi, plus qu’un salaire, on offre l’opportunité au créateur de renouer avec la vertu pédagogique du travail, qui devient alors moyen d’éducation, de formation intérieure, de qualification humaine.
Dans cette acception, l’économie solidaire devient une nouvelle vision du monde qui ne touche pas seulement les plus pauvres mais également nos pays de la vieille Europe, dont toutes les fonctions se sont peu à peu vidées de leurs sens, et où même celui qui travaille perd sa dignité.
Le concept même d’économie solidaire rend acteur chacun et va à contrario d’une tendance à attendre tout de l’État, du patron : il favorise la remise en marche de tous, vivant le travail non comme une malédiction, mais comme une opportunité de vivre dignement et de vivre pleinement.
Bien plus qu’un micro-phénomène, ces initiatives locales seront intéressantes dans la mesure où elles ne prétendent pas seulement aider la pauvreté physique, mais où elles deviennent des expériences pi-lotes pour repenser l’ensemble du schéma économique, touché dans son ensemble par une pauvreté non seulement physique, mais surtout morale et psychique.
La philosophie au service du développement durable
«Être entrepreneur solidaire, c’est par exemple permettre à des personnes qui ont été exclues du circuit économique normal, d’acquérir un véritable statut de salarié et une identité professionnelle, en faisant émerger puis progresser chez eux des compétences et qualités indéniables, jusque-là enfouies en raison d’une image dévalorisante. Notre entreprise Sistra 86 (4) s’est construite autour de deux convictions essentielles : la certitude que l’être humain, quel que soit son état, est toujours porteur de capacités ; et l’idée que les différences sont une richesse pour le groupe.»
Les témoignages de plusieurs «entrepreneurs solidaires» comme celui de Laurent Nouillat, gérant de Sistra 86, peuvent aisément aujourd’hui être les ferments d’une réflexion plus large qui ne doit pas concerner uniquement une minorité.
Mais nos sociétés contemporaines ont vécu sous le règne de la quantité et n’ont mesuré leur réussite que par leur croissance économique. Or, malgré leur succès quantitatif, ces sociétés connaissent des troubles profonds : elles ne sont pas heureuses. On est contraint d’en conclure qu’elles se sont trom-pées dans leurs critères d’appréciation.
Toutes les sociétés humaines ont besoin d’un engagement qui va au-delà, sans quoi elles perdent de vue l’essentiel et les individus tombent dans la robotisation ou le mal de vivre. Le bien-être matériel ne peut être qu’un moyen au service de quelque chose de supérieur.
Éduquer les gens – les élever au sens fort – leur donner les moyens de trouver en eux-mêmes et de faire émerger ce qui leur permettra de se transformer et de sortir du chaos et du désespoir, telle est la solu-tion. La formation technique, pour satisfaire aux besoins économiques, ne dispense pas de l’éducation éthique qui donne la priorité au savoir-vivre et au savoir-penser sur le savoir-faire.
Florence Guillot
(1) Site internet : http://www.emmaus-france.org/mouv
(2) Site internet : http://www.atd-quartmonde.asso.fr
(3) Muhammad Yunus, fondateur et président de la Banque Grameen, auteur de Vers un monde sans pauvreté, écrit en collaboration avec Alan Jolis, Jean-Claude Lattès, Paris, 1997
(4) Propos recueillis sur le site internet http://www. Sinvestir.com : un site à recommander pour tous ceux qui souhaitent en savoir plus sur l’économie solidaire et la pratiquer au quotidien.